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crochet dans le garage. Cirrus, à vrai dire fatigué car la saison battait à plein régime aux Thermes, passa octobre sans sortir de Luchon, en profitant pour se faire inviter chez Lola, Picolo et Marc, et pour retourner fureter dans le profond labyrinthe du « Livre de sable ». Il en était devenu un habitué : La Guerre d’Espagne, la Crise de la culture, Topologie d’une cité fantôme, il caressait le papier, fourrait son nez entre les pages et en supputait le contenu, allait, venait, revenait sous le regard amusé du libraire, mais achetait peu et seulement parfois terminait sa lecture : ainsi de Mémed le Mince, de Yachar Kemal, ou de L’amant de la Chine du Nord, de Marguerite Duras. Cette fois-ci il ramena chez lui La mécanique quantique, un ouvrage d’Étienne Klein dans lequel il fit la connaissance d’un chat bien étrange, autant que celui du Pays des Merveilles dont le sourire flottait devant Alice alors qu’il avait disparu. Le chat de Schrödinger présentait une particularité assez semblable qui avait attiré son attention, celle d’être à la fois mort et vivant, et qui plongea Cirrus dans une méditation dont rien n’aurait pu le tirer, sinon un appel de Nimbus.

   C’est le hasard d’un emploi saisonnier qui avait conduit Cirrus à Luchon, un an auparavant. Le hasard, et la nécessité impérieuse de fuir un Pays Basque où il se cognait sans cesse à la douloureuse et définitive absence d’Annabelle.
  Il était arrivé de Ciboure à la mi-août de l’année passée, avait remonté les allées d’Etigny pour signer le contrat avec les Thermes, et était immédiatement tombé sous le charme de la petite ville. En novembre, il avait troqué le bungalow qu’il louait à Saint Mamet pour un deux-pièces rue de Céciré — le balcon, les lambrequins et les volets verts l’avaient emporté sur la désuétude du logement, les papiers à refaire et la salle de bains à assainir ; et de petits travaux lui permirent de faire la soudure avec un second emploi saisonnier, à Superbagnères. Puis les terminales du lycée Edmond Rostand le virent jardiner dans les hôtels ou au golf, rafraîchir avec un artisan un local commercial, servir des bières au Faisan Doré, mettre en rayon des couches et des lessives à l’Intermarché et bien d’autres choses encore. Hé, on sera au Café des Sports ce soir, ou au 75 cette nuit, tu nous retrouves ? lui lançaient-elles avec une nonchalance étudiée en passant. Il faisait un saut, et elles s’étonnaient alors de sa résistance aux tenues les plus échancrées (davantage c’eut été de l’abordage), aux slows les plus langoureux, à toute leur science de la séduction. La plus perspicace d’entre elles soupçonnait avec raison quelque mal d’amour secret. Mais les autres concluaient avec dépit que s’il était beau gosse, la nature l’avait assez peu sexué. En fait Cirrus céda, non pas à l’une d’entre elles, mais au désir qu’avait éveillé en lui la seule qui ne l’entreprenait pas. Ils passèrent quelques après-midis de mai derrière les persiennes fermées d’une maison de caractère, qu’ombrageait un épais tilleul. Les draps sentaient la lavande, la fille le jasmin, ses baisers avaient un goût de rose, mais l’encre de ses copies était un peu trop violette, et il rompit pour cela même : Annabelle, en lui annonçant qu’elle partait poursuivre ses études au Québec, lui avait un an auparavant si fort crevé le cœur qu’il avait cru en mourir.
 Il n’avait pas tiré un trait sur l’amour, simplement il cherchait maintenant la fille qu’il amènerait à son lac. Celle-là serait la femme de sa vie, il n’en voulait pas d’autres — même s’il cédait quand sa chair criait misère. 

   Cirrus avait découvert le lac par hasard, à la première échappée que lui avait laissé son nouvel emploi. Il avait emprunté un peu de matériel, fait du stop, et était parti sur un sentier sans but qui sinuait entre buis et aubépine. Il avait étanché sa soif dans l’onde cristalline et émeraude qui coulait sans vigueur dans les vasques bordées de hêtres et de bouleaux, puis s’était aventuré dans le domaine du grand Gypaete, des yeux duquel il s’était fait le locataire émerveillé. Il avait traversé des forêts de pins aux frondaisons agitées de singuliers tremblements, croisé des névés mourants, gravi un sommet d’où il avait découvert un monde dans le chaos duquel palpitait une secrète harmonie. Le lac lui était apparu depuis une crête, enchâssé dans un balcon qui dominait une vallée encaissée, havre inespéré dans la montagne sauvage avec son îlot surmonté d’un pin à crochet qui appelait au bivouac. Au débouché du torrent qui l’alimentait, un gravier blond conférait à une eau d’une limpidité absolue un inattendu bleu tropical. Cirrus ôta ses chaussures et releva son pantalon, avant de réaliser que l’isthme immergé qui reliait la rive à l’îlot était plus profond qu’il en avait l’air. Il se dévêtit, noua ses souliers sur son sac, et il lui fallut porter celui-ci sur sa tête pour gagner les bombements rocheux qui constituaient l’îlot. Un lit de mousse l’attendait au pied du pin, sur lequel il s’abandonna aux rayons d’un soleil qui n’allait guère tarder à se coucher. Il dîna sous les étoiles naissantes de la fin septembre, alors que fuyaient Saturne et Mars devant la nuit, puis se coula dans un rêve argenté qui ondulait sous le pin.






   Le coup de fil attendu survint pour le week-end du premier novembre : ça te dirait le Mont Perdu ? Et Nimbus avait juste ajouté : Qui sait… ? Il n’avait pas eu besoin d’aller jusqu’au bout, Cirrus avait deviné et souri.

   C’est à cette occasion qu’il fit connaissance avec le Tozal del Mallo : pour gagner le refuge de Goriz, Nimbus avait prévu de monter par le Cirque de Carriata, puis d’emprunter la vire des fleurs. Il découvrit ainsi le canyon de Ordesa à la plus belle saison. Les bouleaux lançaient des flammèches vertes, qui léchaient le calcaire gris et les hêtraies en apparat d’hiver sans parvenir à les embraser ; tandis que les érables tapissaient la terre sombre et le velours des mousses d’un jaune dans lequel semblait se concentrer toute la nostalgie d’un été révolu. Des églantiers balançaient leurs fruits rouges au vent qui coulait des hauteurs, parfois en de surprenants tourbillons chargés de neige. Regarde ! avait jeté Nimbus, celui-là, là, qui garde l’entrée du canyon : c’est le Tozal. D’abord ce fut une muraille, gigantesque, verticale, certainement inviolable ; puis un pic acéré, aux contreforts intimidants et au galbe parfait, couronné d’une ronde d’innombrables vautours.

— Quatre cents mètres, d’un seul jet. Le gars qui a construit le Tozal a travaillé au fil à plomb, crois-moi, mais il a heureusement oublié de colmater quelques fissures. Ce sont les chemins qu’ont empruntés les jumeaux Ravier, Despiau, Navarro, Rabada et d’autres pionniers.

   Il avait lâché avec respect ces noms qui avaient écrit l’histoire du pyrénéisme, et marqué un temps de décence avant de déclarer :

— Le Tozal, je le ferai par la voie Ravier, cette fissure à droite, là, qui termine dans la petite brèche. Ce sera pour l’été prochain. Et en solo !

  Ils gravirent le Mont Perdu, mais au lieu d’y rencontrer la femme de sa vie, Cirrus dû partager le sommet avec une troupe bruyante, montée à l’assaut avec une forêt de drapeaux catalans. Au retour la neige se mit à tomber en abondance, nimbant la hêtraie d’une atmosphère irréelle de cloître sans fin, tandis que les grappes de sorbier, coiffées de chapkas blanches, semblaient se rire de l’hiver à venir. Mais de tout ce qui attirait le regard de Cirrus – la brume se consumant au soleil, des traces d’isards, le charme d’un pont - Nimbus ne voyait rien : il n’avait d’yeux que pour le Tozal.   

— Et pourquoi en solo ?

— Je veux savoir de quoi je suis capable.



Un extrait du chapitre 3





    Ils partaient le vendredi soir, roulaient de nuit. Le samedi et le dimanche matin ils grimpaient autant qu’ils pouvaient, puis rentraient, parfois le lundi juste avant l’embauche. Une véritable et rude école. Il y eut des journées fastes, comme ce jour de Pâques où Cirrus enchaîna plusieurs longueurs dans le même temps que Nada – la vitesse peut être déterminante s’il y a détérioration subite de la météo, le félicita le vieux grimpeur. Il y en eut de mauvaises, comme celle où ils s’attaquèrent à une paroi pas nettoyée, et durent chercher longtemps et non sans quelques risques le chemin de descente pour ne pas abandonner de coûteux friends dans les rappels : ils regagnèrent le bus à la nuit tombée, épuisés, en n’ayant réalisé qu’une assez vilaine voie.
     Certaines fois, le meilleur et le pire se succédaient dans la même heure.

     Un samedi de mars, dans un spot de ce que Cirrus suppose être la Sierra de Cadi, ils s’engagent en solo intégral dans une voie d’apparence débonnaire mais qui revêt rapidement un caractère austère, avant de venir buter sous un toit interdisant tout espoir d’aller plus haut. Ça pourrait passer, mais en artificielle, commente le vieux grimpeur. Il hausse les épaules, et se met à désescalader la dalle qu’ils viennent de gravir. Alors qu’il a manifesté jusqu’ici une belle aisance, Cirrus, incrédule, se penche sur l’exercice qui l’attend et l’effroi le gagne, glacé, qui le parcourt d’un bout à l’autre de la colonne vertébrale, lui donne la chair de poule et lui coupe le souffle. Jamais vide ne s’est fait si imposant à ses yeux. La falaise fuit sous lui, quasiment verticale, s’estompe sous un bombement, pour mourir cinquante mètres plus bas dans un éboulis de gros blocs. Comment t’as pu te fourrer dans un truc pareil, se dit-il. S’il revient de là, il se jure que ce sera fini : il fera le Tozal, mais ne remontera plus jamais aucune paroi. Plus jamais. Oh non ! Il inspire de longues goulées, chassant la peur à chaque expiration, s’apaisant juste le nécessaire pour entreprendre la désescalade. Le premier mouvement impose de lâcher la grosse aspérité à laquelle il s’agrippe de sa main gauche, avec l’intention de descendre son pied jusqu’à une réglette, et de tenir l’espace de quelques dixièmes de secondes sur deux appuis afin de s’étirer pour attraper une prise franche, mais lointaine. Ton flan, putain allonge-moi ce flan en rentrant ta hanche ! hurlerait Vanille si elle était là. Et puis respire, merde, t’es pas au fond de la piscine, là ! Ce qu’il fait, le cœur à cent à l’heure, après quoi il repose brièvement sa joue sur la roche, comme pour la remercier. Glisser la main droite, d’un geste caressant, doux, sans que rien d’autre ne bouge, surtout pas l’épaule, et, arrimé à un graton, se couler vers une bosse où placer la pointe du chausson. Voilà, comme ça. Inspirer, coller le front à nouveau sur la roche — ah dis donc, je sue tant que ça ! pas plus d’un petit moment, pour ne pas laisser le stress regagner du terrain. Maintenant, suivre la fissure, celle où il galopait tout à l’heure. Sous lui Nada progresse, inconscient du danger qui le menace : si Cirrus tombe, aucun doute, il l’emportera dans sa chute. S’abaisser, introduire dans cette crevasse la main, la tourner, gonfler le poing et le coincer, s’y suspendre, descendre le pied jusqu’à une minuscule corniche, souffler. L’autre main, plus bas, encore plus bas, bien ; ça va être le petit surplomb, il a mémorisé le passage, il sait qu’il y a une belle prise en dessous, il tâtonne avec le pied...
    Sur une vaste vire herbeuse gagnée après une traversée, il se maintient aux branches d’un solide buisson et en pleurant chie tout ce qu’il peut dans la falaise, avant de réaliser avec toute la honte du monde qu’il leur faudra continuer par là.
   Moi, lui dit Nada avec beaucoup de simplicité quand Cirrus ose enfin lever le visage vers lui, ça m’est arrivé dans l’aiguille d’Ansabère, mais j’ai pas eu le loisir d’enlever mon short, c’est parti d’un seul coup. Que veux-tu : c’est le corps qui parle, on ne peut rien faire d’autre que l’écouter.
  En la circonstance, Nada s’était montré particulièrement prolixe. D’ordinaire, c’était un taiseux. Cirrus avait la charge de préparer le dîner - qu’ils prenaient en échangeant deux ou trois grognements, de faire la vaisselle et de tenir le fourgon propre, ce qui n’était pas mince affaire car ils passaient souvent la nuit au bout d’une mauvaise piste boueuse à souhait, quand elle n’était pas aussi poussiéreuse que possible. Au début il avait mené des tentatives pour briser ce mur de silence, mais n’avait abouti qu’à des dialogues tels que :
— Dis donc, Belagile m’a appris que tu animes des formations de plongée ?
— Oui.
— Et t’es déjà descendu à des profondeurs genre 70 mètres ?
— Oui.
— Ouahhh ! Et t’as déjà vu des requins-baleines ?
— Non.
     En fait, Nada était parvenu à un art tellement consommé de silence que, comme les Esquimaux distinguent 47 sortes de neiges, Cirrus sut bientôt différencier, aux subtiles inflexions de ses raclements de gorge et de ses déglutitions, une bonne vingtaine de variétés de mutisme chez son nouveau mentor : je me tais, car à quoi bon parler, car écoute ce que la nuit nous murmure, car on a déjà sifflé tout ce putain de rioja j’aurais dû prendre deux bouteilles, car tu t’imagines pas qu’un blanc bec comme toi va m’apprendre quelque chose, car j’irai bien pisser, mais je ne sais plus où j’ai foutu cette conne de frontale, car aujourd’hui tu m’as cassé les couilles avec tes questions à la noix (Cirrus avait demandé la cotation d’une voie par exemple) etc., etc. …

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